24 mars 1939 - Izourt : Récit d'une catastrophe

1939 - Malgré l'effroyable saignée de 1914 / 1918, les peuples d'Europe sont encore une fois au bord de l'abîme…De l'autre côté du Rhin, un ordre nouveau s'est installé et la population de la Grande Allemagne s'enivre des discours psychotiques du petit caporal autrichien qu'elle s'est choisie pour Führer ( guide ). Après avoir annexé l'Autriche l'année précédente, Hitler, au mépris de tous les traités, défiant une Société Des Nations attentiste, faible et divisée , occupe depuis le 15 mars une Tchécoslovaquie exsangue.

Aux frontières sud, de l'Atlantique à la Méditerranée, les postes frontières pyrénéens sont submergés par le flot ininterrompu des quelques 550.000 réfugiés espagnols qui fuient les ultimes soubresauts de la guerre fratricide déchirant la péninsule ibérique depuis 1936. Barcelone est tombée le 26 janvier, et toute la Province de Catalogne est désormais aux mains des troupes du Général Franco. Depuis le 6 mars, seule Madrid, abandonnée par les démocraties qui se voilent pudiquement la face, résiste toujours ,dernier bastion d' une république moribonde. Au-delà des Alpes, Il Duce, Benito Mussolini, continue à acheminer du matériel aux troupes franquistes et occupe militairement l'Albanie…En ce début d'année 39, l'Europe danse sur un volcan, et les nations se résignent à préparer une guerre qui semble désormais inévitable…..

Izourt doit être achevé

Les ouvriers italiens qui composent l'équipe formée par Mr Peduzzi s'intéressent peu ou pas à la politique. La plupart de ceux qui sont présents sur les chantiers des barrages de Gnioure et d'Izourt, en ce début d'année 1939, n'en sont pas à leur premier séjour en Haute Ariège. Durant l'Automne 38, ils ont aménagé le site, construisant malgré le mauvais temps les baraquements dans lesquels ils vont vivre jusqu'à la fin de la construction des ouvrages. Les pionniers du chantier

Tous ou presque sont originaires de petits villages des Alpes italiennes, rompus aux chantiers d'altitude, à la morsure du froid, à l'étreinte glaciale des vents. Ce sont des familles entières, père, fils, cousins, qui quittent leurs villages durant de longs mois, pour venir travailler sur les grands chantiers européens. L'Italie est si pauvre, en cette fin d'années 30, qu'il faut bien se résoudre à s 'expatrier, franchir les frontières pour survivre, et envoyer la quasi-intégralité de sa paie aux familles restées au cœur des petits villages de pierres et d'ardoises, si semblables a ceux qu'ils trouvent dans le Vicdessos…

Peduzzi, l'entrepreneur conseil de la société Hydroélectrique n'en est pas non plus a son coup d'essai. Spécialiste des barrages, il en a réalisé 13 en Italie, 2 en Autriche et vient tout juste de mettre la dernière main à celui de Bissorte, en Haute Savoie. La majeure partie des ouvriers qu'il a entraîné dans cette aventure ariégeoise le connaissent depuis longtemps, et ont participé à la construction de ces barrages.

Les baraquements qui vont les accueillir pour débuter les travaux de maçonnerie n'ont pas été implantés au hasard. La Direction de la Société a longuement consulté les gens du Pays pour choisir un lieu sûr, que ne menacera aucune avalanche. Protégées par un mamelon, les maisons basses à un étage ont été solidement construites en pierre. Lors du chantier savoyard de Bissorte,. un baraquement bois s'est affaissé sous le poids de la neige, faisant 9 morts et 7 blessés. On a tiré les enseignements de ce drame, évité le bois sujet aux incendies en été, et la direction sait pertinemment que les ouvriers préfèrent nettement ces constructions en pierre, sécurisantes, qui l'hiver venu, les protègeront mieux du vent et du froid. Tout est prêt pour finir ces travaux : le chantier d'Izourt est devenu en ce début d'année 39 une priorité du Ministère de la guerre qui exige un achèvement rapide du barrage, afin d'alimenter en électricité l'usine d'aluminium d'Auzat et contribuer ainsi aux préparatifs de la guerre qui menace d'éclater…

 

23 mars 1939 (21 H 00)

Dans les baraquements B et C, en cette soirée du jeudi 23 mars 1939, le moral des équipes, comme le temps, est loin d'être au beau fixe…Une violente tempête fait rage depuis deux jours et confine les hommes a l'intérieur, tout travail a l'air libre étant rendu impossible par les conditions climatiques. En désespoir de cause, les hommes ont formé de petits groupes et jouent aux cartes ou aux dés pour tromper leur oisiveté forcée. Originaires d'Olgiate, de Rotzo, de Pedemonte, ils se sont rassemblés par " Pays ", mais se connaissent tous plus ou moins, pour avoir travaillé ensemble à Bissorte ou ailleurs. La plupart ont participé, durant l'Automne 38, à la construction des maisons collectives dans lesquels le blizzard les cloue.

Au fur et a mesure que la soirée avance, après le solide repas servi par Francesco Totti, le cuisinier du chantier, les langues se délient dans l'âcre fumée des cigarettes…Certains évoquent leurs familles, cette guerre qui menace et ne les intéresse pas…Tous ont entre 35 et 50 ans, certains ont peut être déjà combattu lors de celle qui devait être la " Der des Der ", aux côtés des Alliés, et les Italiens sont plus bâtisseurs que Va-t'en-guerre….Voilà plus de vingt ans qu'ils triment sur les chantiers de haute montagne et la tempête qui enfle à chaque minute dehors ne les impressionne pas. Construits avec tout le savoir-faire des meilleurs ouvriers d'Europe, les bâtiments sont solides,. Partout, les maçons italiens édifient, quelquefois face-à-face, comme en ce moment même sur les formidables fortifications des lignes Maginot et Siegfried qu'il faut achever a tout prix. C'est une main d'œuvre compétente et bon marché, que les entrepreneurs français et les allemands de l'Organisation Todt s'arrachent à coups de contrats juteux.

Ce soir, tous espèrent que cette foutue tempête va enfin se calmer, que l'ouvrage va enfin reprendre. Les minutes passent, qui semblent des heures, le silence à peine haché par le souffle omniprésent des vents qui n'en finissent pas de mugir en dévalant les à pics vertigineux, le bruit des cartes qui s'abattent, des dés qui roulent, des perdants qui jurent et des gagnants qui exultent. Vers 10 h, quand le chef de bâtiment Mario Réalini pénètre dans la pièce enfumée, la plupart des ouvriers sont déjà couchés, ou s'apprêtent à le faire. En italien, paternellement, Mario conseille aux derniers hommes qui tapent le carton d'aller dormir, en vue d'une reprise éventuelle du travail le lendemain, si les conditions météo s'amélioraient.

Personne ne proteste : Réalini est un " Pays ", un chef d'équipe respecté pour son expérience et sa compétence. Très vite, sans regrets, les ouvriers délaissent le jeu. Certains sortent se soulager avant la nuit, dans un concert de jurons a chaque fois que s'ouvre ou se ferme la porte, a cause du froid mordant qui envahit le baraquement, battant vite en brèche la maigre chaleur que dispense le poêle de fonte rougeoyant au milieu de la pièce. Gardant caleçons et tricots pour se protéger du froid, les 41 occupants du bâtiment B éteignent leurs feux, imités dans le même temps par leurs 29 collègues de la Baraque C. Avant de s'endormir, certains roulent et grillent une dernière cigarette, d'autres rêvassent au pays, à la femme ou la mère qu'ils y ont laissé, au petit dernier, né juste avant le départ et qui aura déjà presque un an quand ils rentreront, à tout ce qui manque a la vie d'un homme exilé loin de sa terre. Au premier étage, Antonio Strazzer, Nicolas Marangoni et Séverino Longhi se couchent au milieu de leurs collègues, après un dernier " Buona notte ". Il leur semble avant de sombrer dans le sommeil que la tempête a encore forci, écoutent le chant des élingues qui ceinturent les toits pour s'ancrer profondément dans la roche, laissant échapper de temps à autre, sous l'effet d'une bourrasque plus forte, une douloureuse plainte métallique, comme si la montagne pressentait déjà le drame qui va se jouer dans quelques heures.

24 mars 1939 (6 H 00)

Le jour n'est pas encore levé quand le réveil du gardien de barrage, Médric Geniez sonne dans la baraque D. La main calleuse de l'homme écrase vite le poussoir chromé, pour éviter que la sonnerie ne réveille toute la maisonnée. Médric a passé tout l'hiver ici avec sa petite famille, surveillant journalièrement les jeux complexes de conduites et de robinets, ne descendant à Artiès ou Auzat que pour y acheter ce que le ravitaillement a oublié de lui monter. Rapidement l'homme enfile ses vêtements de travail, gros tricot de laine, pantalon de coutil et bonnet enfoncé jusqu'aux oreilles. Personne ne bouge dans la maisonnée endormie.

Dehors, la tempête redouble et Médric doit peser de tout son poids sur la porte pour l'ouvrir. L'accumulation de neige contre l'huis cède enfin et malgré sa longue expérience de la montagne, l'homme est surpris par la violence des bourrasques. Il doit faire appel a toute sa force pour refermer l'huis et c'est courbé et titubant sous la sauvagerie des rafales qu'il atteint enfin la cuisine. Une bouffée de chaleur lui empourpre le visage quand il pénètre dans l'antre de Francesco Totti, qui prépare le petit déjeuner des équipes. Assis à l'une des tables, son camarade Degloria lui tend un quart de fer émaillé. Geniez remercie d'un hochement de tête avant de se saisir de la cafetière qui fume sur le poêle à bois. Question café, y'a pas a dire, ces italiens en connaissent un rayon…Médric boit a petites gorgées le breuvage brûlant, vient s'asseoir en face de Degloria.
- Ben mon pote, Ca va pas être une partie de plaisir… L'Italien acquiesce sombrement.
Hier , Guffanto , le chef d'équipe, leur a demandé d'aller relever la côte du plan d'eau et si les chutes de neige se sont calmées, le vent, lui, redouble de violence. Geniez se tourne vers le cuisinier :
- Francesco, tu nous gardes du café au chaud, on sera là dans deux heures maximum… Francesco , sans se retourner, hoche péniblement la tête : le Français devrait bien savoir que dans une cambuse italienne digne de ce nom, il y a toujours du café au chaud, porca miséria….
- Allez, on y va.. Degloria engloutit sa tranche de pain beurrée, avale le reste de son café et va récupérer la lourde boîte de bois qui contient les fragiles instruments de mesures. Geniez l'aide à la sangler sur son dos, il est a peine 7 heures lorsque les deux hommes s'enfoncent dans la tourmente.

La tempête

Courbés sous les rafales du vent qui forcit encore, visages congestionnés cinglés par les milliers d'aiguilles glacées qu'arrache la tourmente à la neige , Geniez et Degloria progressent péniblement, titubant sur ce qui fut la piste. La bourrasque les empêche quasiment d'avancer, la visibilité est nulle. Arrachant à chaque pas leurs godillots cloutés de la gangue glacée, les deux hommes gagnent 10 mètres, puis vingt…Malgré le froid mordant, Geniez et Degloria sont trempés de sueur. Très vite, ils comprennent qu'ils ne pourront se rendre sur le site ce matin. A chaque minute, il leur semble entendre enfler la tempête…Un coup de vent plus fort que les autres surprend Degloria, le couche dans la neige. Geniez l'aide a se relever, jette un coup d'œil maussade autour de lui.
- On n'y arrivera pas… Allez, on rentre, y'a rien a faire aujourd'hui...
Le garde barrage a dû hurler pour se faire entendre de son camarade, qui acquiesce d'un mouvement de tête. Ensemble, se soutenant pour affronter le blizzard, les 2 hommes entreprennent de rebrousser chemin.

Après le café servi par Francesco Totti, presque tous les ouvriers se sont recouchés dans les baraquements. Au 1er étage du bâtiment B, Nicola Marangoni et Sevérino Longhi face a face, fument tranquillement dans leurs lits.

Dehors, personne n'a remarqué l'énorme tourbillon en cours de formation. Sous l'effet conjugué des vents, une mini tornade est en train de se créer. Elle grossit, enfle encore, se déplace rapidement, laminant tout sur son passage, large d'une soixantaine de mètres… Elle hésite un bref instant, semble chercher sa voie… A 7 h 30 précises, la tornade, implacablement, abat toute sa monstrueuse puissance sur les maisons de pierre qui abritent les ouvriers italiens.

Perceptible sur l'ensemble du site, une sourde détonation couvre pendant un bref instant le hurlement des vents. En une fraction de seconde, la tornade vient de faire littéralement éclater les baraquement B et C.. Au premier étage de la baraque B, Marangoni, et Longhi, comme tous les autres, ont entendu la formidable secousse. Avant même qu'aucun n'ai pu esquisser le moindre mouvement, le ciel, comme par enchantement, leur apparaît soudainement.. La tornade vient d'arracher leur toit, cisaillant net les élingues d'acier censées le retenir quelles que soit la force du vent. Une main de géant s 'empare des 2 hommes qui sont littéralement soulevés par les vents, projetés dans les airs. Pendant un court instant, ils voient distinctement les murs de leur bâtiment s'effondrer . Par miracle, Marangoni et Longhi traversent sans la toucher la nappe de câbles basse tension et terminent leur chute près du baraquement qui abrite les compresseurs, enfouis dans une profonde couche de neige. Erminio Scalzerri, du bâtiment C, couché quasiment au même endroit que les deux hommes, a été lui aussi catapulté hors de son bâtiment. Sans vraiment réaliser ce qu'il se passait, il s'est écrasé dans la poudreuse prés de la porte du magasin du chantier, à près de vingt mètres de son point de départ . Choqué, Scalzerri récupère un court instant, ne sachant où il se trouve. Comme dans un songe, sans y penser, il s'extirpe difficilement de la neige…En se retournant, il distingue à travers les rafales que le toit du bâtiment C s'est entièrement volatilisé, que les deux bâtisses de pierre disparaissent sous la neige. Reconnaissant enfin la porte du magasin, il s'engouffre a l'intérieur du bâtiment.

Longhi,fortement secoué, reprend conscience. La tornade l'a propulsé sur le toit du bâtiment des compresseurs. L'Italien se dégage précipitamment et du coin de l'œil, aperçoit au sol Marangoni, enfoncé dans la neige jusqu'au cou, entouré des décombres du toit qui les ont suivi dans leur vol insensé. Seul, frénétiquement, il dégage son camarade, l'aide a se relever. Miraculeusement, les 2 hommes sont indemnes. Titubant sous le poids de son camarade, Longhi soutient Marangoni et se dirige vers la maisonnette du Gardien de Barrage, qu'il voit se dresser intacte.

Vers 7 h 15 , 7 H 20, Geniez et De gloria se sont séparés. Le gardien de barrage a rejoint sa maison, ou l'attend André Tournayre. Désœuvré, l'électricien à quitté la baraque C pour venir voir son ami, tuer le temps…. Tous deux évoquaient la tempête quand la détonation leur est parvenue. Figés par la surprise, les deux hommes ont vite compris qu'il se passait quelque chose. Après un bref regard, sans un mot, ils se ruent hors du Bâtiment vers les lieux du drame.

Angelo Guffanti s'est lui aussi levé entre 6 h 30 et 7 Heures. Il faisait tellement froid dans le baraquement qu'il partage avec son neveu qu'il a du mettre un châle sur sa tête pour descendre les escaliers. Sur le seuil du bâtiment, Angelo constate que le temps est exécrable. Dépité, l'italien rentre a l'abri et va s'asseoir sur son lit, discute un instant avec son neveu resté couché. Tout d'un coup, Angelo ressent " un grand bouleversement ", le sang lui monte a la tête, bat a ses tempes. Il se dresse brusquement et entend a ce moment précis un énorme bruit sourd, juste a côte de sa baraque. Au même instant, la porte s'ouvre et la voix de Francesco Totti, le cuisinier, résonne dans l'escalier.
Angelo, regarde en face, vite!!!

Dehors, incrédule, Guffanti constate qu'une partie du toit de sa maison vient de disparaître. Quand il remonte, son neveu affolé s'est levé, de grosses pierres arrachées au mur sont tombées sur son lit. Le jeune homme est indemne. Hébétés , les deux hommes quittent précipitamment le bâtiment. Angélo perçoit alors la voix étouffée de son fils Michaele. Il voit alors à une dizaine de mètres de lui son aîné désigner quelque chose dans la neige, à côté du bâtiment. Taina, originaire du même pays que les 3 hommes est enseveli sous la masse blanche. Angelo reprend immédiatement ses esprits. Il aide son fils et son neveu a dégager Taina, qui se révèle seulement choqué. Guffanti retrouve alors toute sa lucidité de chef d'équipe. Les ouvriers indemnes, logés dans d'autres bâtiments au moment du drame affluent vers le sinistre. Guffanti leur hurle d'aller chercher des pelles et des pioches au magasin, organise rapidement les secours.

Mario Réalini s'est levé à 6 H 30. Il est allé jusqu'à sa fenêtre, s'est rendu compte que le temps était extrêmement mauvais. Déçu, l'italien décide de se recoucher et de traîner un peu au lit, ce matin… Au bout d'un moment, le chef de baraquement jette un coup d'œil a sa montre, il est très précisément 7 H 30. Il s'apprête à sauter hors de son lit quand lui parvient un énorme coup sourd. Les murs de bois de sa chambre éclatent sous l'effet de souffle. Réalini s'écroule, recouvert par les décombres. Ce sont les planches de bois qui constituent les murs de sa chambre qui vont lui sauver la vie. En formant un abri au dessus de sa tête, elles le protègent de la pluie de débris qui pleuvent sur lui. Epouvanté, Réalini mettra quelques minutes avant de pouvoir retrouver son sang froid. Le chef d'équipe se ressaisit, voit au dessus de lui un trou d'environ 25 Cm de diamètre, dans un angle. Il passe sa tête dans l'orifice, constate qu'il vient d'émerger au premier étage. Réalini ne se rappellera que très partiellement de ce qu'il a vu, la neige, partout, un amoncellement chaotique de poutres et de tôles….Encore sous le choc, Mario Réalini se retrouve sans trop savoir comment devant son bâtiment, distingue à travers les rafales chargées de glace les 3 Guffanti creuser pour dégager un corps. Le froid est intense, Mario réalise soudainement qu'il est entièrement nu… L'italien se rue vers la baraque d'Angelo, à la recherche de vêtements. De cette journée, Réalini ne se souviendra que de peu de choses. Encore sous le choc, il enfile de vieux vêtements et va grossir les équipes de secours. L'après catastrophe

Guiseppe AMATI somnolait au rez de chaussée de la baraque B quand la détonation l'a complètement réveillé. C'est couché sur son lit qu'il aperçoit avec horreur un monceau de décombres s'abattre autour de lui. Guiseppe a de la chance, ce 24 Mars 39. Aucun des débris ne le blesse. En levant les yeux au plafond, il s'aperçoit que celui ci est crevé et qu'un trou peut lui permettre d'échapper a ce chaos. Frénétiquement, il emprunte le passage et dans sa hâte à quitter le bâtiment sinistré se blesse légèrement à la tête et aux jambes. Nu lui aussi, il croisera également Angelo, Michaele et leur neveu qui extirpent maintenant Taina de la neige. Le froid est épouvantable, il faut trouver des vêtements d'urgence. Guiseppe part en courant vers la maison du garde barrage…

Tour à tour , les survivants de la catastrophe se sont rendus aux baraquements les plus proches, récupérer des vêtements pour ceux qui ont la chance d'être indemnes, recevoir les premiers soins pour les premiers blessés qui commencent à affluer…Quand Amati pénètre dans la maison de Geniez, son épouse a dejà distribué tous les vêtements de son mari Médric…Enroulé dans une couverture, ne réalisant pas entièrement ce qui s'est réellement passé, pensant a tous ses camarades qui sont ensevelis la bas, sous la neige, et qui vont mourir de froid si on n'agit pas rapidement, Guiseppe attendra deux heures avant que Michaele Guffanti lui prête de quoi se couvrir, et qu'il puisse lui aussi apporter son aide aux sauveteurs.

Dehors, les équipes de sauvetage se sont rapidement constituées sous les ordres des chefs d'équipe….Malgré les bourrasques, les sauveteurs perçoivent les plaintes diffuses des survivants ensevelis…. Fébrilement, à la pelle et à la pioche, les ouvriers du chantier d'Izourt se débattent au milieu du chaos pour tenter de sauver leurs camarades, leur frère, leur cousin…Personne a ce moment n'a une idée précise de l'ampleur de la catastrophe…

Quand Geniez et Tournayre arrivent sur les lieux du drame, le garde barrage prend la dimension du désastre. Après une course rapide, il entre en coup de vent dans la baraque D, ou loge la direction. Maurice Mathiot est le seul cadre présent sur le site ce 24 Mars. Les deux hommes remontent péniblement vers les baraquements détruits, mais la tourmente s'en mêle, ralentissant leur progression. Ils croisent les premiers rescapés, choqués, qui se soutiennent mutuellement pour braver la tempête. Nombre d'entre eux sont blessés, aucun très sérieusement. Quand Maurice Mathiot arrive sur les lieux, il réalise l'ampleur de la tragédie. 2 Bâtiments sont quasiment écroulés, le A a perdu une importante partie de son toit. Au milieu des décombres, les hommes luttent, mais le vent est tellement chargé de neige que chaque pelletée arrachée est aussitôt recouverte par la tourmente. Le visage des hommes se recouvre d'un masque de glace que, absorbés par leur tâche, les ouvriers ne sentent même pas…

Mathiot organise vite des rotations, tant le danger de geler sur place est grand. Humainement, il est impossible de rester plus de cinq minutes sur site. Il songe immédiatement à alerter les bureaux d'Auzat, mais les communications sont coupées, les lignes téléphoniques serpentent au sol sous les rafales de neige et la tempête a abattu le réseau électrique, le rendant durablement hors service. Izourt est isolé, sans chauffage, électricité et force… le téléphone reste désespérément muet, le téléphérique hors service. Mathiot réunit les chefs d'équipe et ensemble, jaugeant l'urgence de la situation, prennent très vite une décision...

Après une brève concertation, Mathiot désigne trois hommes : Michaele Guffanti, le fils d'Angelo, Emilio Mioni et André Tournayre, l'électricien. Tournayre est un miraculé . Lui aussi devrait agoniser atrocement sous la neige. …Vers 7 h 15, il a quitté le baraquement C pour aller discuter un moment avec Médric Geniez. C'est avec lui qu'ils ont vu arriver les premiers rescapés du drame, nus et choqués. Mathiot ordonne aux trois hommes d'emprunter la conduite forcée pour descendre vers Pradières chercher du secours. Les trois hommes pénètrent dans la chambre de visite de la conduite, et s'engouffrent dans le boyau obscur. Il faut faire vite, chaque seconde qui passe réduit les chances de survie de leurs camarades, dont la plupart, ils ne le savent pas encore, sont déjà morts, étouffés sous la masse de neige et les décombres.

Sous la direction des chefs d'équipe et de Maurice Mathiot, les hommes dégagent l'enchevêtrement de poutres brisées et de tôles froissées, de pierres et de neige. Toutes les dix minutes, à cause du froid glacial, les équipes se relaient pour continuer l'ouvrage. Fébrilement, des hommes creusent la neige pour retrouver les survivants de la catastrophe…

Vers 10 H 30, les communications sont enfin rétablies avec Auzat et Maurice Mathiot peut enfin joindre Aimé Mouchet, directeur, que l'équipe envoyée par la conduite a déjà prévenu du drame. Mouchet informe Mathiot qu'il constitue une équipe de secours et monte aussitôt que possible à Izourt, enjoint Mathiot de poursuivre activement les recherches.

Dans la matinée de ce vendredi noir, 7 hommes, tous couchés au premier étage, excepté Amati et Réalini, seront dégagés de ce piège mortel. Membres fracturés, thorax défoncés, gelures, Mathiot craint que le bilan ne s'alourdisse encore. Dieu seul sait combien vivent encore, la dessous…

L'après midi, Mouchet arrive à Izourt avec 14 hommes qui immédiatement, se mettent au travail. Une heure plus tard, une deuxième équipe de 18 hommes vient gonfler l'équipe de sauveteurs. Mais la montagne, inexorable, resserre son étreinte mortelle sur ceux qu'elle semble vouloir garder. La violence de la tempête devient extrême. La mort dans l'âme, les hommes doivent interrompre leurs recherches.. Vers 8 h du soir, les électriciens parviennent a réparer une partie du réseau électrique, rétablissant l'électricité dans une partie des bâtiments, mais les poteaux de la ligne qui alimente le moteur du téléphérique ont été cisaillés par la tempête et il ne peut être réparé immédiatement.

Toute la nuit, les équipes resteront en alerte, essayant tour à tour d'accéder aux lieux du sinistre, mais les conditions météo sont effroyables. Chaque tentative se soldera par un échec. La tempête, impitoyablement, contraint les hommes à une attente nourrie par l'angoisse. Malgré tout leur courage et leur détermination, les équipes resteront clouées dans les bâtiments, impuissantes.

Samedi 25 Mars 1939

Malgré les vents qui ne faiblissent pas, dés l'aube, les hommes reprennent la course contre la montre et une équipe réussit à remettre le moteur du téléphérique en marche. Dans la vallée, les pages local du journal titrent sur " l'avalanche d'Izourt " et l'article relatif à l'événement laisse penser qu'il est sans gravité. Vers 8 H 00, le Docteur Barrère, médecin de la 81ème compagnie de Régiment d'Infanterie Alpine, arrive sur les lieux avec une infirmière . Dans des locaux de fortune, avec des moyens médicaux de base, il entreprend de soigner les blessés les plus grièvement atteint. Peduzzi, l'entrepreneur conseil arrivera après le docteur, vers 8 h …A 10 h suivront l'infirmière de l'usine Pechiney d'Auzat, Melle Cathala, le curé d'Auzat et deux cadres, Mrs Bonnet et Tambrun. Dans le même temps, on procède à l'évacuation des premiers blessés.

La série noire continue…Il est 11 H à Pradières quand une avalanche tombe de la rive gauche et déplace la station du téléphérique. Les deux hommes qui l'actionnent sont blessés, heureusement sans gravité, mais la liaison avec Izourt est coupée une fois de plus. Dans la nacelle maintenant immobilisée, deux rescapés de la catastrophe, blessés, devront patienter plus d'une demi heure avant que les équipes de maintenance ne remettent le précieux cordon ombilical en service. Il fonctionnera sans interruption jusqu'au soir, apportant couvertures et médicaments, rendant possible l'évacuation des derniers blessés.

Les sauveteurs luttent avec acharnement contre les éléments déchaînés. Dans la baraque B, la plus touchée, la plupart des cadavres qu'ils découvrent sont encore dans leur lits, ou juste a côté, surpris dans la position dans laquelle la tornade les a surprit . Guidés par les plaintes qui sourdent de la neige, les secouristes extraient Angelo Bianchi et Maino Luigi, grièvement blessés, du 1er étage de la bâtisse. Du rez - de -chaussée de la bâtisse, ils ne retireront plus que quatorze malheureux corps sans vie et Antonio Strazzer, blessé mais bien vivant, qui est passé on ne sait trop comment du 1er à l'étage inférieur.

Dans la baraque C, les sauveteurs n'ont pas plus de chance….Mariano Vigari, 46 ans, ne doit qu'a sa robuste constitution d'être encore en vie. Samuel Lopardi, l'autre survivant, n'aura pas cette chance. Le Docteur Barrère, qu'a rejoint le Docteur Gloriès, sait déjà en l'examinant que l'homme ne survivra pas….On l'a retiré de la neige avec les quatre membres gelés… Evacué d'urgence vers l'hôpital de Pamiers, il décèdera le lendemain, Dimanche 26. Ce jour là, on retire encore 6 cadavres raidis par le froid du baraquement C, portant le nombre de victimes a 20. Les hommes sont effondrés : 20 morts !. Amis, frères, collègues, tous allongés dans le bâtiment où l'on a dressé une morgue improvisée. La presse du lendemain consacrera sa une a la catastrophe, en lui rendant sa juste dimension.

Dépêchés au départ pour joindre le chantier de Gnioure, dont les ouvriers sont bloqués par la tourmente, sans ravitaillement depuis une semaine, les skieurs du 81eme RIA rejoignent enfin Izourt et restent médusés quand ils découvrent le nombre impressionnant de victimes de la catastrophe.

Dans la nuit glacée du Mardi au Mercredi, ils achemineront les 20 premiers corps vers Pradières, ou l'on édifie dans l'urgence une chapelle ardente.

Malgré l'obscurité, tout le monde pense aux camarades sous la neige, même si les chances de retrouver des survivants sont désormais quasiment nulles. Au cours de cette nouvelle journée, on dégage encore 8 victimes de leurs cercueils de glace...

La montagne ne lâche décidément rien. A 19H, Une avalanche décroche de la montagne, dévale la pente face aux baraquements d'Izourt, bouche la chambre des robinets. Les hommes se regardent nerveusement, on dirait que la montagne veut tous les retenir dans son étreinte glaciale. Dans la nuit, le mauvais temps coupe a nouveau les lignes du téléphone, abat celle du transport d'énergie, rendant le téléphérique inutilisable… Mr Mouchet décide alors d'évacuer tout le personnel… Il n'y a plus personne à sauver sur le site et si l'on reste ici face aux éléments déchaînés, on risque encore de sacrifier des vies. Mouchet demande alors si des gars sont volontaires pour garder les corps qui n'ont pu être encore rapatriés sur la Vallée. 5 ouvriers resteront là, dont André Tournayre, qui doit penser que plus rien ne peut lui arriver…

Dans la soirée du Dimanche Mr Colomb, responsable au sein de la Sté Hydroélectrique décidera de faire complètement évacuer le site, après avis du Préfet Jammet. Il ne reste plus à Izourt que les corps de ceux qui n'ont pu être évacués, la tempête qui hurle inlassablement, un froid à fendre la roche…

Le commandant Roussel, sa compagnie de trente hommes épaulée par une quarantaine d'ouvriers et de gens de la vallée quitteront Auzat Mardi soir, avec Mr Colomb, pour dégager les cadavres gelés. Pour plus de sécurité, les hommes ont dormi dans le canal d'amenée. Bien que glacial, l'abri les protège de la colère de la montagne. Nous sommes le 28 Mars 1939. Ce soir là, la TSF annonce laconiquement que Madrid vient de tomber…

Enfin, le temps devient plus clément . C'est à dos d'homme et à skis que, péniblement, les dépouilles de ceux qui étaient venus bâtir le barrage d'Izourt seront acheminées vers Auzat.

31 mars 1939 (9 H 30)

Le glas sonne lugubrement en l'église Notre dame de Vicdessos, cette triste matinée du 31 Mars 1939. Dans la cour de laobséque catastrophe Izourt vieille église de pierre, on a aligné les 28 cercueils des victimes de la catastrophe, la plus grande tragédie qu'ait connu de mémoire d'homme la petite vallée. L'entreprise de pompes funèbres Léon Canal, en une nuit, a assemblé les sinistres boîtes de bois dans lesquels reposent les corps de ceux qui ont perdu la vie sur le chantier d'Izourt. Encore vert, le bois rendait l'eau lorsqu'on le sciait, se souviendra bien plus tard Emile Saurat, qui les a fabriqués dans l'urgence… Toute la nuit, les femmes des villages ont patiemment assemblé les couronnes mortuaires.(*). Salué au nom du gouvernement par le préfet Jammet, en grand habit et bicorne , le cortège est arrivé de bonne heure…Pétrie d'émotion, une foule compatissante s'est pressée dans la cour de la petite église pour rendre un ultime hommage aux victimes. 26 cercueils sont recouverts du drapeau italien, deux par l'étendard national…Sur chacun d'eux, on a fixé une petite plaque de cuivre portant le nom de celui qui y repose. Beaucoup de familles italiennes, prévenues du drame, ont fait le déplacement et pleurent douloureusement l'époux ou le père tragiquement disparu. Il ne reste désormais que les larmes pour ces familles meurtries, trop pauvres pour imaginer rapatrier les défunts sous le ciel d'Italie. Implacable, la montagne a prélevé sa dîme de sang…

EPILOGUE

 

Le dérochementNous sommes le 31 Mars 1939. Au delà de la frontière, la bas, en Espagne, la démocratie a vécu… L'Espagne catholique a les yeux de Chimène pour ce jeune général qui, pour les uns, a sauvé le pays du chaos communiste, écrasé la République sous une botte cloutée de soudard pour les autres …une chape de plomb va s'installer sur la péninsule ibérique jusqu'au milieu des années 70…Bien sûr, on évoquera encore la catastrophe, " l'avalanche " meurtrière qui a emporté 28 vies, brisé tant de familles…. Six mois plus tard, le maître du IIIème Reich envahira la Pologne. Face à la menace nazie, la France et l'Angleterre n'auront d'autre choix que de déclarer la guerre à l'Allemagne, et l'on aura bien vite d'autres chats a fouetter, d'autres plaies à panser, et malheureusement, beaucoup d'autres morts à pleurer…

Aujourd'hui, le barrage d' Izourt se dresse fièrement, au dessus de Pradières. C'est une destination prisée de randonnée familiale, que l'on conseille aux néophytes… Les plus chevronnés eux, s'engageront vers la Caoudière pour se diriger vers le plus haut des refuges gardés d'Ariège, celui des magnifiques étangs Fourcat…On peut y voir des orrys, sentinelles immobiles des temps désormais révolus de la civilisation pastorale, y découvrir la grassette carnivore, la gentiane, toute la flore fragile et précieuse de nos montagnes…Le bleu du lac y est intense, contrastant singulièrement avec les roches rouges qui l'enchâssent. On vient y pique niquer ,s'y détendre , passer un agréable moment en famille …

  • Le parement avalSi vos pas vous entraînent un jour vers l'étang d'Izourt, une fois le barrage passé, prenez sur la gauche. Une croix sombre se dresse au dessus des murettes de pierre. Sobrement, elle rappelle qu'ici, le 24 Mars 1939, la montagne, en un instant, a ravi l'existence de 31 hommes. 29 Italiens venus chercher fortune qui ne sont jamais rentrés au pays, 2 français qu'une tragique destinée a enlevé à leurs familles. Si la politique ou l'actualité les a peut être quelquefois séparés au cours de leur vie, la mort les a indifféremment réunis au sein de la même terre.
  • Ensemble, comme au temps ou ils travaillaient là haut, sur les flancs de la montagne, ils reposent encore presque tous dans le petit cimetière de Vicdessos, à l'ombre du clocher de la vieille église…Pour que l'aluminium jaillisse des fonderies des Usines d'Auzat, pour que la roche se reflète a jamais dans les eaux bleues du lac qu'ils ont laissé derrière eux….
  • Pascal Magnard

    (*) Didier Laguerre, la Gazette ariègeoise.

    Ce récit est basé sur les dépositions des ouvriers rescapés de la catastrophe, du rapport établi par la société hydroélectrique, responsable des chantiers d'Izourt et de Gnioure et de la série d'articles de Didier Laguerre, parus dans la Gazette Ariègeoise. Quelques erreurs de chronologie ont pu se glisser dans ce texte, le rapport restant confus sur certaines dates. Ce document n'a aucune prétention historique. Sa seule ambition et de garder en mémoire le témoignage des survivants de la catastrophe d'Izourt, survenue il y a maintenant soixante quatre ans, d'apporter un nouvel éclairage sur la plus importante catastrophe qu'ait connu le Vicdessos.

    Merci à Jean Pierre de m'avoir accordé sa confiance pour la rédaction de ce texte, en me communiquant ces précieux rapports, à ce jour inédits.

     


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